
Résumé:
Dans le 95, qui va de la place Clichy
à la porte de Vanves, je me suis souvenue de ce qui
m’avait enchaînée à Igor Lorrain. Non
pas l’amour, ou n’importe lequel des noms
qu’on donne au sentiment, mais la sauvagerie. Il
s’est penché et il a dit, tu me reconnais ?
J’ai dit, oui et non. Il a souri. Je me suis souvenue
aussi qu’autrefois je n’arrivais jamais à
lui répondre avec netteté. – Tu
t’appelles toujours Hélène Barnèche ?
– Oui. – Tu es toujours mariée avec Raoul
Barnèche ? – Oui. J’aurais voulu faire une
phrase plus longue, mais je n’étais pas capable de
le tutoyer. Il avait des cheveux longs poivre et sel, mis en
arrière d’une curieuse façon, et un cou
empâté. Dans ses yeux, je retrouvais la graine de
folie sombre qui m’avait aspirée. Je me suis
passée en revue mentalement. Ma coiffure, ma robe et mon
gilet, mes mains. Il s’est penché encore pour
dire, tu es heureuse ? J’ai dit, oui, et j’ai
pensé, quel culot. Il a hoché la tête et pris
un petit air attendri, tu es heureuse, bravo. Portrait de Yasmina Reza © Pascal
Victor/ArtComArt