
Résumé:
Portrait d'une Amérique à la fois profonde et
proche. Voilà le dessein de Philip Roth. Un portrait
brossé sans mise à quatre épingles et à
travers la figure centrale d'un professeur d'université,
Coleman Silk, juif et noir à la peau claire,
âgé de soixante et onze ans, accusé à
tort de racisme puis à qui l'on reproche d'entretenir
une relation avec une femme de trente-quatre ans,
illettrée et agent d'entretien. De quoi faire tache dans
la bonne conscience américaine, dans les Berkshires,
où "il reste des gens, des péquenots comme des
universitaires, qui n'auront jamais le bon goût de
renoncer à leurs vieilles valeurs pour se mettre au pas
de la révolution sexuelle. Des pratiquants
étriqués, des maniaques des convenances."
De notoriété publique
Amazon.fr
L'existence de Coleman, son destin et les êtres
gravitant autour de lui ont valeur d'illustration,
rapportée par une présence omnisciente, jugeant ci
et là les personnages. Pour ce faire, Philip Roth se
crée un double, Nathan Zuckerman, qu'il n'épargne
pas d'impuissance sexuelle ni d'un cancer de la prostate...
Jouant sur le présent, revenant au passé pour
conter la jeunesse de Coleman, multipliant les regards, en
saute-mouton de narrateur, Philip Roth passe en revue
l'enlisement de la guerre du Vietnam et ses horreurs, la
pêche à la ligne sur les lacs glacés, les
arcanes de l'art noble (jab, droite, gauche, crochet et
uppercut), la bouffonnerie du hasard, les cuistreries
philologiques, bibliographiques et archéologiques des
universitaires, jusqu'au scandale éclaboussant la Maison
Blanche, émue et excitée par Monica Lewinsky, dite
"Gorge profonde", "pompant généreusement le sexe"
de Bill Clinton... Troisième volet (indépendant)
d'un regard drôle et acerbe sur le Nouveau monde,
après
Pastorale américaine et
J'ai épousé un communiste, c'est là
le plus tragi-comique des romans de Roth. L'un des plus
puissants aussi. --
Céline Darner
Extrait
À l'été 1998, mon voisin, Coleman Silk,
retraité depuis deux ans, après une carrière
à l'université d'Athena où il avait
enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine
d'années puis occupé le poste de doyen les seize
années suivantes, m'a confié qu'à l'âge
de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme
de ménage de l'université qui n'en avait que
trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le
ménage à notre poste rurale, baraque de planches
grises qu'on aurait bien vu abriter une famille de fermiers
de l'Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les
années trente, et qui, en face de la station-service,
à l'écart de tout, solitaire, fait flotter son
drapeau américain à la jonction des deux routes
délimitant le centre de cette petite ville à flanc
de montagne.
La première fois que Coleman avait vu cette femme,
elle lessivait le parterre de la poste : il était
arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour
prendre son courrier. C'était une grande femme maigre et
anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en
queue-de-cheval, un visage à l'architecture
sévère comme on en prête volontiers aux
pionnières des rudes commencements de la
Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à
la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient
docilement incarcérer dans la moralité
régnante. Elle s'appelait Faunia Farley, et plaquait sur
sa garce de vie l'un de ces masques osseux et inexpressifs
qui ne cachent rien et révèlent une solitude
immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du
coin, où elle aidait à la traite des vaches pour
payer son loyer. Elle avait quitté l'école en
cinquième.
L'été où Coleman me mit dans la
confidence fut celui où, hasard opportun, on éventa
le secret de Bill Clinton jusque dans ses moindres
détails mortifiants, plus vrais que nature,
l'effet-vérité et la mortification dus l'un comme
l'autre à l'âpre précision des faits. Une
saison pareille, on n'en avait pas eu depuis la
découverte fortuite des photos de Miss Amérique
dans un vieux numéro de Penthouse : ces clichés du
plus bel effet, qui la montraient nue à quatre pattes et
sur le dos, avaient contraint la jeune femme honteuse et
confuse à abdiquer pour devenir par la suite une pop
star au succès colossal. En Nouvelle-Angleterre,
l'été 1998 s'est distingué par une
tiédeur, un ensoleillement délicieux, et au
base-ball par un combat de titans entre un dieu du home-run
blanc et un dieu du home-run café-au-lait. Mais en
Amérique en général, ce fut l'été du
marathon de la tartuferie : le spectre du terrorisme, qui
avait remplacé celui du communisme comme menace majeure
pour la sécurité du pays, laissait la place au
spectre de la turlute ; un président des
États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une
de ses employées, une drôlesse de vingt et un ans
folle de lui, batifolant dans le bureau ovale comme deux ados
dans un parking, avaient rallumé la plus vieille passion
fédératrice de l'Amérique, son plaisir le plus
dangereux peut-être, le plus subversif historiquement :
le vertige de l'indignation hypocrite. Au Congrès, dans
la presse, à la radio et à la télé, les
enfoirés à la vertu majuscule donnaient à qui
mieux mieux des leçons de morale, dans leur soif
d'accuser, de censurer et de punir, tous possédés
par cette frénésie calculée que Hawthorne
(dans les années 1860, j'aurais été pour ainsi
dire son voisin) avait déjà stigmatisée à
l'aube de notre pays comme le « génie de la
persécution » ; tous mouraient d'envie d'accomplir
les rites de purification astringents qui permettraient
d'exciser l'érection de la branche exécutive
— après quoi le sénateur Lieberman pourrait
enfin regarder la télévision en toute quiétude
et sans embarras avec sa petite-fille de dix ans. Non, si
vous n'avez pas connu 1998, vous ne savez pas ce que c'est
que l'indignation vertueuse. L'éditorialiste William F.
Buckley, conservateur, a écrit dans ses colonnes :
« Du temps d'Abélard, on savait empêcher le
coupable de recommencer », insinuant par là que
pour prévenir les répréhensibles agissements
du président (ce qu'il appelait ailleurs son «
incontinence charnelle ») la destitution, punition
anodine, n'était pas le meilleur remède : il aurait
mieux valu appliquer le châtiment infligé au XIIe
siècle par le couteau des sbires du chanoine Fulbert au
chanoine Abélard, son collègue coupable de lui
avoir ravi sa nièce, la vierge Héloïse, et de
l'avoir épousée. La nostalgie nourrie par Buckley
pour la castration, juste rétribution de l'incontinence,
ne s'assortissait pas, telle la fatwa lancée par
l'ayatollah Khomeiny contre Salman Rushdie, d'une
gratification financière propre à susciter les
bonnes volontés. Elle était néanmoins
dictée, cette nostalgie, par un esprit tout aussi
impitoyable, et des idéaux non moins fanatiques.
En Amérique, cet été-là a vu le
retour de la nausée ; ce furent des plaisanteries
incessantes, des spéculations, des théories, une
outrance incessantes ; l'obligation morale d'expliquer les
réalités de la vie d'adulte aux enfants fut
abrogée au profit d'une politique de maintien de toutes
les illusions sur la vie adulte ; la petitesse des gens fut
accablante au-delà de tout ; un démon venait de
rompre ses chaînes, et, dans les deux camps, les gens se
demandaient : « Mais quelle folie nous saisit ? » ;
le matin, au réveil, les femmes comme les hommes
découvraient que pendant la nuit, le sommeil les ayant
affranchis de l'envie et du dégoût, ils avaient
rêvé de l'effronterie de Bill Clinton. J'avais
rêvé moi-même d'une banderole géante,
tendue d'un bout à l'autre de la Maison-Blanche comme un
de ces emballages dadaïstes à la Christo, et qui
proclamait « ICI DEMEURE UN ÊTRE HUMAIN ». Ce
fut l'été où, pour la millionième fois,
la pagaille, le chaos, le vandalisme moral prirent le pas sur
l'idéologie d'untel et la moralité de tel autre.
Cet été-là, chacun ne pensait plus qu'au sexe
du président : la vie, dans toute son impureté
impudente, confondait une fois de plus l'Amérique.
© Gallimard